Samarcande 2



Gare des bus à Boukhara à la recherche d'un "marchroutnoïe" comme on appelle ici les minibus taxis, plus rapides et plus confortables que les grands bus de ligne. Mais il ne semble pas y en avoir ou alors ils ne sont pas prêts de partir avant longtemps. Je prends donc le bus régulier pour Samarcande en me disant que je trouverai bien là-bas une correspondance appropriée. Le bus est pourri et le voyage plus long qu'à l'aller. À 50 kilomètres de Samarcande, nous nous arrêtons en rase campagne à proximité d'une pompe d'irrigation. L'engin remonte une eau jaune d'un canal à l'aide d'un énorme tuyau – un de ces bons vieux tuyaux soviétiques ! – et d'une pompe puissante directement branchée sur la ligne haute tension qui passe par là. Il fait très chaud. Il me semblait bien que le moteur cognait bizarrement et que ça commençait à sentir l'huile de vidange. Le chauffeur et son coéquipier entreprennent d'asperger le moteur à grands coups de seaux d'une eau qui bouillonne aussitôt en chuintant. Le moteur perd de l'huile. Tentative de calfeutrage à l'aide de procédés évasifs, coups de marteau et torsions à l'aide d'un levier de la tôle du carter. Après une demi-heure de ce manège, nous repartons. Nous arrivons à Samarcande vers 18 heures, trop tard pour prendre une correspondance pour Tachkent. Je me réinstalle au Zeravchan et décide de corriger mon programme : je ne revendrai pas à Samarcande à l'issue de mon périple dans le Ferghana. Je vais faire un tour du côté du Registan, faisant semblant de découvrir la ville, et j'y prends beaucoup de plaisir. Dans une chaïkhana arrangée en salle de banquet protégée des regards extérieurs par des palissades de tapis, une noce nombreuse festoie. À une extrémité de l'espace est aménagée une estrade sur laquelle se tiennent les mariés et leurs proches. Le buffet est somptueusement garni. Un orchestre joue et deux vidéastes filment en continu. La mariée a l'air soucieuse, un peu coincée, effarouchée par ce grand déploiement dont elle se trouve être le centre. J'apprendrai plus tard que la tradition exige que les mariés n'expriment aucune joie lors de la cérémonie. Il est même de bon ton de tirer la gueule. Il faut dire que, sauf exception, les mariages sont arrangés par les parents avec l'aide de marieuses professionnelles. L'agrément des aksakals (ou "barbes blanches", vénérables vieillards garants de la tradition) est nécessaire.

Mis en appétit, je me dépêche d'aller copieusement dîner à l'Oasis de bortsch, de chachlyks et d'une salade, le tout arrosé de trois grandes bières ouzbèkes. Quel plaisir de retrouver mes bonnes vieilles habitudes ainsi que la jeune serveuse tadjike. J'essaye de le lui dire que je la trouve ravissante mais elle fait celle qui ne comprend pas.

Mardi. Je vais faire un tour à la gare histoire de voir s'il y a un train pour Kokand. Style monumental soviétique et immense salle à coupole en marbre avec lustre en verroterie. Je peine à trouver quelqu'un qui parle anglais et suis incapable d'obtenir le renseignement souhaité. Je n'insiste pas. Je prends des photos au marché qui se trouve à proximité et traverse un quartier d'immeubles collectifs. Il s'agit d'une suite de barres, pas plus de quatre étages, grillage aux fenêtres du rez-de-chaussée, identiques à ceux de Tachkent. Le large passage entre les barres est planté de grands arbres et de massifs qui donnent de la fraîcheur et atténue la lumière. Il y a des tables de jeu, des bancs publics et des points d'eau potable. Des enfants jouent à se construire des cabanes. Je vais voir Yasmina et Munira dans leur échoppe du Régistan. À peine ai-je franchi l'iwan central flanqué de ses deux étages d'arcades de la médersa Tilla-Qari que les deux jeunes femmes m'apercevant se précipitent à ma rencontre en me faisant de grands signes de bienvenue. Embrassades comme si nous étions de vieux amis. Nous nous rendons dans leur échoppe et Yasmina entreprend de me faire un massage. Sage. Nous parlons peu. Quelques mots trouvés dans mon dictionnaire. Cela n'empêche pas l'amitié et une complicité affectueuse. Munira ne sait d'anglais que quelques phrases type du genre « Please, come to see my shop. » ou encore « It is twenty dollars, a very good price. » Quant à Yasmina, plus jeune et novice dans la place, rien du tout. Je demande :
Your things here (je désigne les articles qu'elles vendent),  very well. But I need something more exotic, afghan stuff, you know ?
Elles se regardent, se demandent si c'est du lard ou du cochon.
Bandite, Louis ?


Une femme à peine plus âgée entre dans la pièce. Munira me la présente comme la "boss", la propriétaire de la boutique ou quelque chose comme ça. Elle tient elle-même une autre échoppe dans la même médersa. Elle me propose de m'emmener visiter une mosquée qui se trouve dans le sud de Samarcande. Khodja Nisbatdor. Elle possède une petite Daewoo. Drôle d'idée. Je préfère rester avec mes deux amies. Mais Munira et la boss doivent se rendre chez le dentiste. Elles se retirent, me laissant seul avec Yasmina. Nous peinons à communiquer. Je la regarde. Elle pourrait tout aussi bien être une princesse de l'ancienne Égypte. Ou bien la fabuleuse Antinéa de Pierre Benoît qui régnait sur un royaume caché dans les montagnes du Hoggar. Les regards d'hétaïre que Yasmina pose sur moi bousculent mon imagination. En m'aidant de dessins, je lui propose de l'enlever et de l'épouser. Elle se contente de me sourire tendrement. « Mouj » répond-elle. "Mouj" (муж ) signifie mari en russe. Le temps passe dans une sorte de trouble curieux et sympathique.

Soudain, Yasmina me demande si je veux bien me cacher un moment. Me cacher ? Pourquoi ? Où ? Elle me montre un endroit vide sous un présentoir au fond de la pièce. Je commence à trouver à la situation un aspect cocasse. Être ainsi caché, dans la minuscule échoppe de deux jeunes femmes d'Asie centrale, au cœur du Régistan de Samarcande. Je comprends à ses explications qu'elle doit se montrer à la porte de l'échoppe pour rameuter le chaland sinon les autres vont se demander ce que nous bricolons si longtemps dans ce sombre réduit. Et si jamais un visiteur se présentait, il valait mieux que l'on ne me vît pas. Soit. Tout juste cocasse et pas très palpitant. Yasmina me fait une couche d'un ancien vêtement ouzbek bien épais, éteint la lumière et me plante là. Je m'installe et somnole dans le noir. N'est-ce pas le fantôme de Tamerlan qui se dessine sur les immenses tapis suspendus et qui agite un voile de soie ? Cette histoire, être caché de cette manière, c'est rigolo cinq minutes mais pas plus. Munira ne revenant pas, je vais trouver Yasmina pour lui dire que je m'en vais. Embrassades affectueuses. Yasmina me fait comprendre de ne rien dire de ma visite.

Retour à l'hôtel. À 8 heures, alors que je suis dans ma chambre, la femme d'étage vient me prévenir que l'on me demande. C'est Munira venue me proposer des petits souvenirs de l'Union soviétique : rubans et décorations militaires, médailles, étoiles rouges, épaulettes. Une pacotille qui ne m'intéresse pas. Nous rejoignons Yasmina qui nous attend à l'extérieur et je les invite à dîner à l'Oasis voisin. Elles acceptent mais n'ont pas beaucoup de temps et doivent être prudentes. Si les "moujs" venaient à le savoir, ils en prendraient ombrage et elles se feraient corrigées à leur retour. Munira fait des gestes de boxeur vers Yasmina. Elles ne veulent pas que je demande au garçon de traduire nos paroles, craignent que l'on parle d'elles en ville. Les "moujs". Ils commencent à me courir grave, ceux-là. Alors que nous quittons le restaurant, Yasmina me dit (je ne sais plus comment, mais je suis sûr qu'elle l'a dit !) qu'elle m'apprécie beaucoup et qu'elle aurait volontiers passer la nuit avec moi. Elle ose me dire ça, comme ça, avec un tendre sourire, alors qu'elle va me planter là ! Je les raccompagne au taxi bras dessous bras dessus. Elles insistent pour que je revienne les voir à nouveau demain. Je termine la soirée à boire deux grandes bières dans une boîte disco et regarder les Russes gesticuler sur la piste de danse.

Mercredi. Je n'arrive pas à me décider à partir. Je viens de passer par l'hôtel Samarcand, histoire de voir s'il n'y avait pas un vol direct pour Ferghana. "Nikakoy samaliot". D'un autre côté, je me dis que j'assisterais bien à un lever de soleil sur le Régistan, que je ne suis pas resté suffisamment longtemps à Samarcande, que je suis trop à courir à droite et à gauche, souvent inutilement. Munira et Yasmina. Yasmina et Munira. Bah. Alors je reste. Je partirai demain matin de bonne heure. Je retourne à mon hôtel où j'ai une discussion laborieuse pour essayer de me faire comprendre par la réceptionniste (« Only one day today ») et lui expliquer que j'ai déjà payé les jours précédents même si j'ai perdu le coupon d'enregistrement. C'est pourtant pas difficile. Après avoir fais un tour sur la grande roue dans le parc, je vais m'asseoir sur un banc pour y lire le Peuples d'Asie centrale des frères Choukourov (Syros, 1994). Très vite, quelqu'un vient s'asseoir à côté de moi et tente d'engager la conversation. Suivi d'un autre. D'un autre encore. Le dernier à se présenter est tatar, 22 ans, pratique le karaté et a l'ambition de devenir flic comme son papa. Il trouve les filles russes bien plus jolies que les Ouzbèkes et les Tadjikes. Il est un peu lourd, cheveux courts et raides et me parle en russe en y mélangeant quelques mots d'anglais et d'allemand. L'air a une odeur de maïs bouilli.

Je vais au Registan, histoire d'apporter un peu de réconfort à mes deux amies qui passent toutes leurs journées dans leur minuscule et sombre échoppe sans fenêtre. Nous nous embrassons gentiment avec de grandes effusions et des caresses charmantes. Comment nous en sommes venus à parler de "french kiss", je ne saurais dire. Elles sont juste curieuses. Munira me fait remarquer que le baiser donné à l'une est dû à l'autre. Je m'exécute, l'une et l'autre s'esquivant à tour de rôle pour faire le guet et n'être pas importune. La question sexe vient sur le tapis. Munira me demande combien je donnerais pour faire l'amour avec Yasmina. Je réponds que la question ne se pose pas, Yasmina n'étant pas une prostituée. Celle-ci me coule alors un regard liquide. À quel jeu jouent-elles ? Il est vrai que leur commerce officiel ne doit pas leur procurer bézef dollars. Les rares touristes à s'aventurer ici prennent des mines renfrognées en regardant les marchandises exposées et discutaillent pour faire baisser le prix du moindre bibelot alors qu'ils sont prêts à dépenser mille balles pour acheter en France des baskets made in China. (J'ai eu la même attitude un jour à Marrakech à ma grande honte rétrospective.) Un petit peu d'argent de poche vite gagné ne serait pas un luxe. J'ai du mal à les imaginer dans ce trip. Elles sont espiègles, c'est sûr, et sans doute sexuellement frustrées. Yasmina me faisait comprendre en m'embrassant que son cœur s'affolait et Munira faisait preuve d'un enthousiasme inattendu. Ces femmes s'ennuient. Je ne suis pas un Apollon mais je suis un Fransouski et ça aide bien. Les anglophones peuvent dire ce qu'ils veulent, la langue que je parle est celle l'amour. Alors que je m'apprête à leur faire mes adieux, elles me taquinent pour que je revienne les voir. Munira me promet de mettre à ma disposition l'appartement de sa mère qui est vacant. 


Ouzbékistan, Samarcande, médersa Tilla-Qari, porte sculptée, © Louis Gigout, 1999
Porte d'une cellule-échoppe dans Tilla-Qari.


Après les avoir quittées, je demeure quelque temps dans la fraîcheur d'un courant d'air, assis devant la façade de la médersa Ulugh Beg. Je regarde évoluer une équipe de très jeunes danseuses sur la scène centrale. Une Anglaise déjà rencontrée le dernier jour à Boukhara en même temps qu'Hippolyte vient à passer par là. Elle attend ce dernier avec qui elle a rendez-vous. J'avais vu les regards de cette fille peu gracieuse et chiffe molle envers un jeune homme qui exprimait au contraire la volonté et la noblesse d'âme. « Le voilà ! » s'exclame-t-elle en désignant le garçon s'avançant dans la lumière du soleil couchant vers l'entrée de la médersa Chir Dor. C'est alors que je vois s'approcher Yasmina et Munira. Elles ont fermé boutique et sont accompagnées par leur boss qui les ramène à la maison en voiture. Elles me proposent de me déposer. L'Anglaise regarde la scène avec des yeux ronds et un air stupide. La boss me dépose devant mon hôtel. Bye bye tout le monde. À peut-être en avril prochain. Inch Allah !

 Jeudi. Debout ce matin dès 6 heures pour voir se lever le soleil sur le Régistan. Pas de chance, à 6 heures le soleil est déjà haut. Il n'empêche, je prends mes dernières photos du haut du toit de Tilla-Qari où j'ai pu monter en empruntant l'escalier d'une tour d'angle avec la complicité d'un policier auquel il a fallu lâcher quelques billets de 100 soums.

Gare des autobus. Un chauffeur de taxi non officiel, possesseur d'une rutilante berline Uz-Deawoo fabriquée dans une usine du Ferghana, me propose le trajet Samarcande Tachkent pour 5 dollars. Il faut attendre au moins un autre passager. Je lui abandonne mes bagages, vais faire un tour et reviens une demi-heure plus tard. Ils sont maintenant tout une bande à discuter en attendant. Ce sont les chauffeurs qui attendent les clients, le gardien du parking, les passagers et des curieux. Je scrute les visages. Où est passé mon chauffeur ? Je questionne à droite et à gauche « Moï taxi, moï machina pour Tachkent, where is it ? Vous n'auriez pas vu mon chauffeur ? » Personne ne comprend mon charabia. Et si le type s'était tiré avec mes bagages, me plantant là ? Impossible, les Ouzbeks sont honnêtes. Un jeune couple se présente. Ils sont en discussion avec quelqu'un que je vois de dos et qui soudain se retourne vers moi et m'appelle. C'est lui. Présentation avec le jeune couple. Elle est Américaine, lui est Ouzbek. Cinthia et Alisher. Ce dernier veut que j'allonge quelques dollars supplémentaires pour la course. Discussion. Nous partons. 

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