Samarcande 1




Mercredi. Ainsi me voilà dans cette fameuse Samarcande ! Mais à Samarcande, mythes et réalité ne sont pas étrangers l'un à l'autre. Tout y est vrai ou presque : oasis, caravanes, khalifes, harems, Aladin, Marco Polo, Alexandre, Gengis Khan, Corto Maltese, la Route de la Soie. Si je connais peu ou prou tout ça, il en est un dont je n'ai jamais entendu parler. Le "Boiteux". Amir Timour, alias Tamerlan pour les Occidentaux, que je devrais pourtant connaître pour avoir visité le fameux Taj Mahal édifié par l'un de ses petits-fils. La grande lignée des empereurs turco-mongols, aussi délicats que cruels, conquérants sanguinaires et amateurs de bluettes, qui ont donné à l'islam par l'entremise des Perses ses plus belles écoles et ses plus belles mosquées et les plus belles pages du Coran ciselées dans le marbre ou reproduites à la feuille d'or. Ella Maillart ne s'y trompât point, qui fit halte à Samarcande et à Boukhara au retour des "Monts célestes" kirghizes. Samarcande oubliée. Dont on sait à peine qu'elle fut la grande capitale d'un grand empire. Qu'elle fut aussi le siège d'un savoir qui n'avait d'égal nulle part ailleurs. Qu'un grand astronome nommé Ulugh Beg y construisit un monumental observatoire qui lui permit de calculer à quelques heures près la durée d'une année. Samarcande, deuxième ville d'Ouzbékistan, pays qui est devenu la plaque tournante du trafic de drogue orchestré par les mafias locales avec le silence complaisant d'un président autocrate issu du sérail de la défunte Union soviétique qui dirige aujourd'hui le pays sans partage.

Je suis arrivé en milieu de l'après-midi après avoir déjeuné rapidement de "samsas" (triangles farcis). Six heures de trajet pour faire 300 km. Bus et routes pourris. Rien à dire à propos du paysage relativement domestiqué. Des champs de céréales avec moissonneuses batteuses et tracteurs, vieux coucous. Des vaches pas bien grasses, des pylônes chargés de lourds câbles. L'agriculture est mécanisée et les campagnes électrifiées. Nous avons traversé de vagues montagnes avant de trouver la plaine du Zeravchan, fleuve auquel les oasis de Samarcande et de Boukhara doivent d'exister. Nous avons pénétré une vaste agglomération sans attrait où la luminosité intense oblige à cligner des yeux. Décombres industriels calcinés, ferrailles noires, vitres éclatées, murs à demi éboulés. Un habitat sommaire écrasé de soleil. Blocs de béton et murs de pisé recouverts de poussière. Sur un modeste panneau indicateur, le mot "SAMARQAND". Voilà donc ma belle oasis parfumée. Pas l'ombre d'un minaret annonçant la mosquée, pas l'ombre de quelques treilles, de thé à la menthe, d'une fontaine à l'horizon. Rien que des rues encombrées d'automobiles vieillottes, bruyantes et polluantes. Un taxi non officiel, une Lada jaune conduite par un particulier, me conduit à l'hôtel Registan. Au détour d'un carrefour, le chauffeur me montre quelque chose au loin et s'exclame à mon intention « Registan ! » Quoi, Registan ? C'est le nom de l'hôtel, et alors ? Il indique un vague dôme vaguement bleuté, fiché de deux grandes cheminées. Dans cet ensemble d'habitations poussiéreuses et mal fichues, ils surprennent. Il y a là comme un mystère. Je réponds d'un soupir ennuyé. Il n'en revient pas. « Registan ! » insiste-t-il encore.

Je ne sais pourquoi, mais je n'arrive pas à m'enthousiasmer. Je lis pourtant dans mon guide une citation qui dit ceci : "Nous aperçûmes soudain les minarets peints, vibrant dans le bleu acide de la lumière, et le bleu virginal des grands dômes des mosquées et des tombes qui supportent tout le poids du ciel, dans la verdure des arbres et des jardins." Journey into Russia, Laurens van der Post, 1964. 


Bon. Il faut toujours que les écrivains-voyageurs grossissent le trait. Même chose pour les magazines de voyages. Il y a toujours moyen de faire de la belle photo quelque part, même dans le trou du cul du monde. La réalité est différente et ne peut jamais être partagée. Je me présente à la réception de l'hôtel Registan, rue Ulugh Beg. L'endroit me paraît passablement glauque. Selon mon guide, il est le moins cher de la ville et à seulement dix minutes du vrai Registan. Trois hommes affalés sur une banquette me regardent passer dans le hall. Derrière un guichet grillagé se tient une femme, l'air salement ours. Je lui paye le prix d'une nuit, pour voir. Elle met dix bonnes minutes à remplir les formalités à partir de mon passeport qu'elle feuillette et triture avec un air impénétrable, me tend enfin une clé et m'indique une direction d'un geste vague. Par là, de l'autre côté du hall. J'attrape mon bagage et m'avance d'un air déterminé bien que je ne me sente pas très en confiance. Alors que je m'engage dans un couloir, on me fait signe que je dois prendre l'escalier de l'étage. Soit. Je monte. Le couloir est fermé par une porte sommaire faite de lattes entrecroisées. Derrière celle-ci se tient une jeune femme en déshabillé, assise une jambe repliée sous les fesses. Chairs blanches et généreuses. Je suis aussitôt saisi d'une bouffée de chaleur. Je tire sur la porte bloquée et fais signe à la fille d'ouvrir. Elle me regarde, émerge de sa torpeur, esquisse un geste pour désigner quelque chose vers le haut. J'en déduis qu'elle m'indique le moyen d'ouvrir cette fichue porte et, avisant ce que je crois être un loquet, je me mets à manœuvrer le malheureux morceau de bois. Venu d'en bas, un des trois lascars accourt à la rescousse et s'empresse de s'interposer entre la porte et moi, m'indiquant avec sévérité l'étage supérieur. Je comprends que je suis à un étage réservé. Non, la jeune femme n'est pas la gardienne d'étage. Je suis docilement l'homme qui me conduit jusqu'à la porte de ma chambre. On ne peut pas dire que ce soit le grand confort. Les toilettes communes à l'étage sont repoussantes et les douches au rez-de-chaussée ne valent pas mieux. Les draps sont loqueteux. J'aurais dû m'en douter. Si cet hôtel est si peu cher c'est qu'il y a de bonnes raisons pour ça. Bonjour Samarcande ! 


 Jeudi. Changement d'hôtel effectué à la première heure. Je suis à présent au cossu Zeravchan. Nouveau troc de dollars contre des soums. J'en ai pris cette fois pour $100, ce qui me fait un sacré paquet de biffetons en retour et me donne l'impression d'être plein aux as. Les réceptionnistes dans ce nouvel hôtel sont tout aussi aimables quand dans le précédent. Bizarres, ces Russes. Sont-ils toujours comme ça, où est-ce leur situation ici qui les préoccupe à ce point ? Pas évident de se retrouver étrangers dans un pays qu'ils croyaient être le leur et qui s'efforce aujourd'hui d'affirmer une nouvelle identité nationale. Quand il m'arrive de discuter avec l'un d'entre eux, je m'arrange toujours pour placer quelque chose à propos de Gorbatchev. C'est qu'ils n'aiment pas ça, les Russes d'Ouzbékistan ! Ils détestent le petit homme qui a fichu par terre le grand empire.

L'hôtel est bien. Tapis épais sur les sols et grandes tentures rouges dans les couloirs. Effets de soieries diaprées somptueuses, ce qui lui donne l'air d'un boxon de luxe. Le truc rigolo, c'est la tuyauterie de la salle d'eau. D'énormes tuyaux boursouflés, plus ou moins repeints, des joints qui suintent un liquide brun qui ne présage rien de bon, des traces suspectes et de suspects colmatages. Des robinets mal famés qui crachotent vulgairement et rotent des relents méphitiques. Il est maintenant grand temps d'aller voir de près ce fameux Registan. Je remonte l'avenue de l'Université, traverse le carrefour où se trouve le grand hôtel Intourist Samarcande et un vaste espace dégagé mettant remarquablement en valeur le mausolée d'Amir Timour. Du côté opposé se trouve un hôtel de luxe construit récemment par les Tata, la grande famille parsi de Bombay. Je continue vers l'est. Un ensemble se dessine et se précise peu à peu. Des dômes, immenses coupoles fichées de colonnes massives qui semblent porter le ciel. La couleur dominante est bleu turquoise. Les habituels vendeurs de plov et de chachlyks préparent les braises sur les trottoirs. Il est 10 heures et le soleil est ardent. Un boucher surveille des quartiers de mouton suspendus à des crochets. Devant une belle chaïkhana à terrasse, deux aigles sont perchés sur une clôture en bois à laquelle ils sont attachés par une cordelette nouée à une de leurs pattes. Vendeurs de melons, de pastèques et de "lipiochkas" (pains ronds). Arrivé au sommet de la petite côte, je traverse la rue.


Ouzbékistan, Samarcande, chaïkhana Lyabigor, rue Registan, © Louis Gigout, 1999
Samarcande. Les aigles de la chaïkhana Lyabigor, rue Registan.


C'est un triptyque. Trois constructions quasiment symétriques. Hautes façades avec portes monumentales ("iwan") en demi cintre continuées de part et d'autre par des portes plus petites. Sur l'arrière de la façade s'élève un dôme majestueux. À chaque aile, légèrement décalés par rapport à la façade, se dressent les minarets. Les murs sont recouverts d'une mosaïque de faïences bleues et jaunes répétant à l'infini des frises géométriques et ces énormes caractères coufiques qui furent la première écriture arabe. Chaque construction était une médersa. L'intérieur est formé d'une cour autour de laquelle donnent les cellules des étudiants. Les médersas sont disposées chacune à un des trois côtés d'une vaste place carrée. Des gradins en bois ont été disposés sur le quatrième côté. La place centrale est occupée par une foule agitée. Des danseurs esquissent une sorte de ballet. Un homme plus âgé, trapu, chevelu et barbu, lance des ordres dans un porte-voix. Des haut-parleurs diffusent une musique et des chants d'allégresse. Contournant les groupes de danseurs, je vais m'installer à l'ombre au milieu d'un petit carré de pelouse. Non loin de là bavardent des jeunes filles rieuses. Très vite, l'une d'elle, curieuse de ma présence, m'adresse la parole en anglais. Puis une autre, s'apercevant que je suis Français, vient s'asseoir à mes côtés pour me faire la conversation.


Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Tilla-Qari, © Louis Gigout, 1999
Médersa Tilla-Qari (1647-1659).

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Tilla-Qari, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Cher-Dor, © Louis Gigout, 1999
Médersa Cher-Dor (1619-1635).

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Cher-Dor, © Louis Gigout, 1999
Danseuses devant Cher-Dor.

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Cher-Dor, © Louis Gigout, 1999
Médersa Cher-Dor, détail. Où l'on voit un lion tigré poursuivant une biche et derrière lequel se lève un soleil à face humaine. Ce motif est répété symétriquement de l'autre côté de l'iwan. Il s'agirait d'une représentation allégorique de la puissance de Yalangtush Bakhadour (vizir et gouverneur de Samarcande qui fit construire entre 1619 et 1635 la médersa), faisant aussi référence au symbolisme zoroastrien du culte du feu. Le lion donna son nom à la médersa : cher dor signifie "qui porte le lion".

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Cher-Dor, © Louis Gigout, 1999
Médersa Cher-Dor, côté nord.

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, © Louis Gigout, 1999
Un groupe de jeunes filles.


Elles sont étudiantes à l'Institut des langues. Elles font de la figuration pour le grand festival des arts asiatiques qui doit commencer le 25 août prochain. Le metteur en scène est Iranien et tous les pays de l'Asie y participent, du Japon à la Turquie. Outre Mina, il y a Gulya et Zigayeva ainsi qu'une troisième fille qui a choisi l'allemand et qui ne comprend pas que je ne parle pas cette langue européenne alors qu'elles-mêmes parlent couramment le russe, l'ouzbek et le tadjik. Comme nous formons un petit groupe assis sur la pelouse, un flic vient rapidement nous déloger de là. Je vérifierai plus tard qu'on ne badine pas ici avec les pelouses et le laisser-aller. Quelqu'un oserait-il s'allonger sur un banc qu'il serait aussitôt interpellé. Ça vient des Russes, me dira-t-on. Il leur faut une discipline de fer car ils ont une tendance naturelle au relâchement.

– Ce qu'il y a surtout de bien, me dit Mina à propos du festival, c'est qu'avec les répétitions en août nous n'irons pas au coton en octobre.
– Au coton ?
– Oui. Tous les étudiants vont cueillir le coton. C'est obligatoire.

Staline pas mort. Je lirai quelque part que c'est lui qui a mis ça en place. Après tout, il fallait bien trouver quelqu'un pour récolter tout ce coton. La planification demandait du coton, le coton demandait l'eau de l'Amou-Daria et les mains des étudiants redevables à leur pays. Des images de vendange me viennent à l'esprit. Et aussi cette histoire de "zafra", la récolte de la canne à sucre à Cuba. J'avais lu un livre de Jésus Diaz qui évoquaient de sacrées histoires salaces entre volontaires des jeunesses socialistes et jeunes Cubains.

– C'est bien dommage pour la mer d'Aral. Mais pour vous, ça doit être plutôt amusant, non ?
– Amusant ! s'exclame Mina. On nous emmène en bus dans les écoles de village où nous dormons et prenons les repas. Le matin, les camions nous emmènent dans les champs. Le travail est très dur. Il fait chaud. Nous devons cueillir au moins 30 kg de coton par jour, sinon nous n'avons rien à manger.
– Oui mais le soir ? Les filles et les garçons autour du feu, une guitare par ci, une chansonnette par là, ça change un peu de la famille.
– Nous ne sommes pas ensemble ! Les filles sont d'un côté, les garçons de l'autre.
– Les garçons ne font pas des petites descentes poétiques de temps en temps ?
– Que veux dire "descente poétique" ?
– Des visites amoureuses.
– Non, répond Mina. Les descentes poétiques c'est seulement après le mariage.
– C'est parfois comme ça que les révolutions commencent. Une simple histoire de ségrégation entre filles et garçons.

Mina est ravissante. Elle a de longs cheveux noirs, la peau à peine mate, des yeux très sombres, les lèvres pleines et sourie facilement. Elle m'a invité à venir m'installer chez elle plutôt qu'à l'hôtel et m'a fait visiter les différentes parties du Registan, jouant la guide et récitant presque parfaitement la leçon apprise par cœur de l'histoire des médersas et des légendes qui leurs sont attachées. Mina et ses amis espèrent travailler dans le tourisme, le gouvernement les y incite qui veut faire de Samarcande le haut lieu du tourisme en Asie centrale d'ici deux ans. Alors ils apprennent les langues et s'exercent dès qu'un étranger apparaît à l'horizon. Elles se débrouillent plutôt bien. Ce que le gouvernement n'a pas prévu, c'est qu'elles profiteront plus tard de leur connaissance des langues étrangères pour changer d'air.



Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Ulugh Beg, © Louis Gigout, 1999
Intérieur de la médersa Ulugh Beg (1417-1420) côté sortie.

Ouzbékistan, Samarcande, © Louis Gigout, 1999
Gulzoda.

Ouzbékistan, Samarcande, © Louis Gigout, 1999
Zilola.

Ouzbékistan, Samarcande, © Louis Gigout, 1999
Gulyana.


Les anciennes cellules du rez-de-chaussée des médersas sont reconverties en boutique pour touristes où l'on trouve un artisanat de bonne qualité. Je prends Mina en photo habillée en mariée tadjike avec des vêtements traditionnels spontanément prêtés pour l'occasion par une commerçante. Dans une autre médersa, deux jeunes femmes me font visiter leur échoppe. Il faut se baisser pour entrer dans une petite pièce sombre éclairée par une ampoule nue. Les murs et les présentoirs disposés autour de la pièce sont recouverts d'étoffes brodées, de soieries, de kilims, de bijoux, de vêtements traditionnels. Les jeunes femmes me parlent en russe, insistant malgré mes « Nié panimayou » (je ne comprends pas) répétés. Pour elles, si je sais dire nié panimayou, je dois être capable d'en dire plus. Il y a quelque chose d'enjôleur dans leurs regards, comme s'ils étaient constitués d'une multitude de petits harpons invisibles. Je n'achète rien, leur faisant savoir par l'entremise de Mina que je viens tout juste d'arriver. En me raccompagnant, l'une d'elles me dit quelque chose où je reconnais un mot.
Elle demande si tu veux un massage, traduit Mina.
Un massage ?
Est-ce que ça t'intéresse ?
Je ris, faussement indifférent. J'ai enregistré le message mais Mina est bien jeune il est inutile de la troubler avec ça.
Da skôdava (à bientôt) ! dis-je aux deux jolies commerçantes. 


Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Tilla-Qari, © Louis Gigout, 1999
Intérieur de Tilla-Qari.

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, mosaïque, © Louis Gigout, 1999
Mosaïque sur un mur extérieur du Registan.

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, porte sculptée, © Louis Gigout, 1999
Motifs de porte sculptées.

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Ulugh Beg, © Louis Gigout, 1999
Dans la médersa Ulugh Beg.

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Ulugh Beg, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Ulugh Beg, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, Registan, médersa Ulugh Beg, © Louis Gigout, 1999

Nous allons manger une glace dans une chaïkhana sur l'avenue qui revient vers le centre. Elle me renouvelle son offre pour que je vienne m'installer chez elle. Je ne dis pas non. J'aimerais bien être dans une maison ouzbèke, vivre avec une famille ouzbèke pendant quelques jours au lieu d'être dans un hôtel impersonnel. Mais je voudrais être près du centre et libre de mes mouvements. Demain, Mina, peut-être demain. Rendez-vous est pris pour neuf heures au Registan. Je lui proposerai d'être mon guide. C'est tellement agréable de visiter une telle ville avec l'une de ses plus charmantes citoyennes.

Soir. Instant magique. Une moitié de ciel blanchit et rosit. Le soleil est couché, là-bas, derrière les arbres, où sur le point de. Il fait bon. Il souffle une brise légère. Devant moi, le bulbe bleu du mausolée Gour Amir. Derrière, sur les marches en larges briques rouges sur lesquelles je suis assis, un autre mausolée, plus petit et tout en brique. À l'intérieur sont disposés des cénotaphes d'un blanc lumineux, nimbés de mystère. Dans l'ombre d'un recoin du mausolée, un homme chante. Ce n'est pas de l'arabe. Cela ressemble bizarrement à un chant grégorien. Sa voix résonne à peine, juste et grave. J'ai traversé, en revenant du Registan, les petites rues de l'est de la ville. Les gens me regardaient avec curiosité et me saluaient de la tête. Je répondais par un « Dôbri viétcher » (bonsoir) qui les faisait sourire. Les enfants, bien sûr, y allaient du fatal « Hello ! » et voulaient que je les prenne en photo. Cette ville commence à me plaire.



Ouzbékistan, Samarcande, mausolée Gour Amir, © Louis Gigout, 1999
Mausolée de Gour Amir (1404) où se trouve la sépulture de Tamerlan, place Amir Timour.

Ouzbékistan, Samarcande, mausolée Gour Amir, © Louis Gigout, 1999
Entrée du mausolée.

Ouzbékistan, Samarcande, Mosquée Rukhabad, © Louis Gigout, 1999
Mosquée Rukhabad, Place Amir Timour.

Ouzbékistan, Samarcande, Mausolée Rukhabad, © Louis Gigout, 1999
Mausolée Rukhabad.

Ouzbékistan, Samarcande, Mausolée Gour Emir, © Louis Gigout, 1999
Mausolée Gour Emir.

Ouzbékistan, Samarcande, Mausolée Rukhabad, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, Place Amir Timour, © Louis Gigout, 1999
Jet d'eau sur la place Amir Timour.

Ouzbékistan, Samarcande, © Louis Gigout, 1999
Entrée d'habitation.

Ouzbékistan, Samarcande, © Louis Gigout, 1999
Dans la ville vieille, du côté de la rue So'zangaron.

Ouzbékistan, Samarcande, © Louis Gigout, 1999


Vendredi. Je déjeune de samsas et de chaï (thé) sur le chemin du Registan alors que je vois déjà s'avancer Mina. Nous allons visiter ce mausolée, où je me trouvais hier au crépuscule. Tamerlan y repose sous une énorme dalle de jade. La plus grande du monde, dit-on. À ses côtés, son fils cadet Chah Rakh, Mohammed Sultan, son petit-fils préféré, Ulugh Beg, l'autre petit-fils et grand astronome, et Mir Saïd Berekh, le sage conseiller qui repose sous une magnifique dalle de pierre noire.

En 1369 déjà, Timour s'était installé à Samarcande qui comptait alors 150000 habitants
Ella Maillart, Des monts célestes aux sables rouges, 1933, Petite Bibliothèque Payot.

Visite du musée de l'Histoire, de la Culture et des Beaux-Arts, qui n'est pas terrible, puis de la colossale mosquée Bibi-Khanym, du nom de la première femme de Tamerlan.

Ruines de Bibi Khanoum, grandeur écroulée.
Ella Maillard, Ibid.

Mina me raconte à peu près la même histoire.
C'est une belle histoire. Tu y crois ?
Bien sûr que non. Cette juste une légende.
Moi j'y crois. Je crois à tout ce que tu me dis. Tu serais Bibi et je serais l'architecte. Toutefois je ne ferais pas comme lui. Je ne te laisserais pas entre les mains de ce brigand de Tamerlan. Mais commençons par aller déjeuner. J'ai faim. Après nous irons chez toi. Nous déjeunons dans une chaïkhana du bazar qui se trouve tout juste à côté de la mosquée Bibi-Khanym. Du plov, bien évidemment.


Ouzbékistan, Samarcande, Mosquée Bibi Khanym, © Louis Gigout, 1999
Mosquée Bibi Khanym (1399-1404) vue du marché Siyab.

Ouzbékistan, Samarcande, Mosquée Bibi Khanym, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, Mosquée Bibi Khanym, © Louis Gigout, 1999


La maison de Mina se trouve à 7 kilomètres de là, dans la périphérie de la ville. Mina parle de l'endroit comme de son "village". Il faut prendre un minibus pour s'y rendre. C'est un ensemble d'habitations modestes mais amples, rues en terre battue, murs de brique. La maison de Mina comporte une cour jardin. Le sol des pièces est recouvert de tapis et le mobilier est sommaire mais correct. Sur un autre côté de la cour sont situés les toilettes et ce qui fait office de salle d'eau ainsi qu'un appentis où sont remisés les outils de jardinage. Mina me propose de faire une petite sieste sur un canapé dans la pièce qui m'est destinée.

J'émerge à peine une heure plus tard, clignant des yeux sous l'effet de la lumière. Mina devait guetter non loin car elle se montre aussitôt et m'invite à partager quelques fruits du jardin. Il y a des légumes et des fleurs, une vache et son jeune veau, deux lapins en liberté et un petit chien qui s'appelle Bobik. La vache répond au doux nom de Macha. La famille cultive également un terrain en dehors de la ville. Discussion avec Mina. Elle voudrait bien se marier avec un Français car les Ouzbeks, c'est pas trop son truc. Les Tadjiks, elle les aime bien mais ils ne comprennent rien aux Mina. Ils ont des idées trop... En fait ils n'ont pas trop d'idées. Pas d'idées du tout. Ils ne sont pas des fanatiques de la religion mais ils ont des principes un peu démodés. Être sérieuse n'empêche pas la modernité. Mina fait des études et veut se marier avec qui elle veut. Contrairement aux autres membres de sa famille, elle ne fait pas ramadan et pas question non plus de porter le voile. C'est d'ailleurs complètement interdit à l'école. Ça ne l'empêche pas de prier de temps en temps à la mosquée comme tout le monde.
Tu es une petite gâtée, lui dis-je.
Gâtée ? C'est quoi ?
Tu fais ce que tu veux. Ce que tu as envie, tu le fais. Ton papa dit : « Oui ma petite fille. Tu as raison. » Tu dis que tu mangerais bien un morceau alors que c'est ramadan et ton père dit : « Oui, ma petite fille, mange. »
Mina ne rit pas.
Et un jour tu diras à tes parents que tu es amoureuse d'un Français beau et gentil et que tu veux te marier même que c'est pas très gênant s'il n'est pas musulman. Ton père dira  : « Mais oui Mina, marie-toi. »
Mina ne rit toujours pas et me regarde de ses beaux yeux sombres avec un air réprobateur. J'apprendrai bien plus tard que son père est parti, comme de nombreux Ouzbeks, chercher du travail en Russie et que ça fait plusieurs années que la famille n'a plus de nouvelles de lui.

Je ne verrai pas la maman. Une sœur plus âgée se montrera discrètement et un petit frère d'une dizaine d'année, très complice avec Mina, me raccompagnera avec sa sœur lorsque j'irai prendre le minibus qui me ramènera vers le centre. Problème : je n'ai plus envie de m'installer chez elle alors que je m'étais laissé aller à le lui faire croire. Trop loin du centre ville et pas envie de vie de famille. Je m'en veux maintenant d'avoir montrer tant d'empressement à vouloir quitter mon hôtel. Il va falloir me tirer de là avec un minimum d'élégance.

Je dîne le soir à l'une des deux terrasses dans le parc situé derrière mon hôtel. Les cafés se livrent à un concours de décibels musicaux jusque tard dans la soirée. L'un avec du disco enregistré, l'autre avec un orchestre de musiciens et chanteurs russes. Chachlyks au menu. Je goûte à la bière ouzbèke. Servie tiède avec un goût prononcé d'éther. Jamais plus. Mais ici règnent aussi le Coca-Cola el l'Heineken. Ils forment avec les Marlboro une trilogie universelle. Les parasols des trois marques fleurissent partout vers quelque endroit où l'on se tourne. Il ne manque plus que l'autre MacDo pour faire de l'Ouzbékistan un pays civilisé. Alors, adieu Plov et chachlyks.

Samedi. Pour payer ma nuit d'hôtel, je tends une liasse de billets à la réceptionniste qui ne se donne pas la peine de recompter. Pour une fois, c'est une gentille dame blonde et souriante. Il y a eu discussion pour savoir si j'avais bien payé les nuits précédentes, mais la dame blonde passa outre et n'avait pas envie de se compliquer la vie avec ça. Le restaurant de l'hôtel où je prends mon petit-déjeuner est lui aussi tenu par des femmes russes, toujours assez opulentes et entre deux âges. L'une porte une robe avec un profond décolleté et je la vois, quand je viens dans sa guitoune pour payer ma "chiote" (addition en russe), occupée à des travaux de maquillage assez complexes qu'elle n'interrompt sous aucun prétexte. J'attends sagement après m'être assis en face d'elle, les mains croisées entre les genoux comme un petit garçon. Le résultat est surprenant. C'est vrai qu'elle était tout à l'heure assez chiffonnée. Un pain de fromage blanc tout juste sorti de son drap à ressuyer. C'est à présent du grand technicolor, Qui a peur de Virginia Woolf. Des bleus mauves qui font un masque en queue d'aronde des yeux jusqu'au dessus des tempes, les cils chargés de khôl, lèvres rouge Octobre, teint velouté avec un rehaussement d'enfer du côté des pommettes, cheveux crêpés et passés au henné qui se dispersent vers l'arrière en évoquant une envolée d'oies cendrées. Un lecteur de cassette déroule une chanson de Joe Dassin. La femme me regarde dans un battement de cils, fait un vague calcul, additionnant omelette brouillée, rondelles de cervelas, blinis, confiture de fraise, chaï et lipiochkas. Je lui tends une poignée de billets de cent soums et file dare-dare me mettre à l'abri.

J'attends Mina. Après une visite à l'Alliance française, je lui remets 2000 soums pour la remercier du temps passé avec moi et la dédommager pour la chambre que je n'ai pas prise. Mais ce n'est pas son jour. Elle se plaint du soleil et de la chaleur et je sens bien que je l'ai déçu en refusant la chambre. Je lui dis que j'aimerais visiter l'observatoire d'Ulugh Beg situé à 20 minutes du centre. Elle me conduit dans une rue et arrête un minibus. Elle me fait comprendre que je peux bien y aller seul. « J'ai des courses à faire et après je dois rentrer chez moi » me dit-elle. La petite a son caractère. Elle sera au Registan lundi matin à 9 heures.

Un mot à propos de l'Alliance française. Ils disposent là-bas d'un vieil ordinateur, don d'un constructeur et quasiment inutilisable. Je trouve navrant qu'ils n'aient même pas les moyens d'avoir un minimum d'équipements décents. Que coûtent aujourd'hui un ordinateur et une connexion à l'Internet ? Ce n'est pas avec des propos lénifiants dans les couloirs des ministères qu'on fera rayonner la culture française.

C'est à peine si on sort de l'agglomération. C'est sur cette petite colline qu'Ulugh Beg, le plus honorable des successeurs de Timour, venait observer le ciel. Au fond d'une profonde tranchée creusée en arc de cercle, un rail de pierre gradué supportait le siège mobile muni de la lunette d'approche. Grand mathématicien et astronome, il avait non seulement calculé la durée d'une année mais aussi relevé la position de la lune, des planètes, du Soleil et d'un millier d'autres étoiles avec une remarquable précision. Il avait le méridien exact de Samarcande et établi au XVe siècle tous les calendriers du Moyen Âge. Ses travaux le placent sur un pied d'égalité avec Copernic et Kepler. Des savants éminents vinrent à sa rencontre et grâce à lui Samarcande devint le centre d'une pensée progressiste qui n'était pas sans déranger les fondamentalistes religieux de l'époque.

Je prends des photographies, une statue blanche représentant le savant, des miniatures iraniennes, l'affiche d'un opéra dédié au prince astronome, le dessin d'un sextant et le plafond où sur lequel est peint la voûte céleste et ses constellations.



Ouzbékistan, Samarcande, Ulugh Beg, © Louis Gigout, 1999
Affiche de Ulugh Beg, opéra de Kozlovsky.

Ouzbékistan, Samarcande, Ulugh Beg, © Louis Gigout, 1999
Statue d'Ulugh Beg dans le musée de l'observatoire.

Ouzbékistan, Samarcande, Ulugh Beg, Uranie, © Louis Gigout, 1999
Sextant Uranie (Uranie est la muse des astronomes).

Ouzbékistan, Samarcande, Ulugh Beg, © Louis Gigout, 1999
Le plafond du musée représente la voûte céleste telle qu’elle était connue au XVe siècle

Ouzbékistan, Samarcande, Ulugh Beg, miniature, © Louis Gigout, 1999
Miniatures des XV et XVIe siècles.

Ouzbékistan, Samarcande, Ulugh Beg, miniature, Louis Gigout, 1999


Le bon Ulugh Beg voulant laïciser les universités, que croyez-vous qu'il advînt ? En 1449, les militaires dirigés par son fils complotèrent et le tuèrent. Peu de temps après, les fanatiques saccagèrent l'observatoire. Un de ses élèves put sauver son important matériel scientifique et se réfugia à Constantinople. L'observatoire a complètement disparu et les travaux du grand astronome demeurèrent inconnus. Une copie de son catalogue des étoiles fut découverte en 1648 dans la bibliothèque fondée par Bodley (diplomate anglais) à Oxford. Il a fallu attendre jusqu'en 1908 qu'un instituteur russe amateur d'archéologie, Vladimir Viatkine, après avoir étudié d'anciens manuscrits durant des années, retrouvât l'endroit de l'observatoire sur la colline de Koukhak et déterrât la partie inférieure d'un immense sextant, réalisant du coup l'une des plus importantes découvertes du siècle. Ce que l'on peut voir ici, c'est la section inférieure d'un arc qui fut parfait, en briques recouvertes de marbre, long de 63 mètres avec un rayon de 40, gradué en degrés et en minutes, décoré des signes du zodiaque et aligné sur l'un des méridiens terrestres. Le tout est situé dans la profonde saignée d'un rocher afin d'atténuer les turbulences des secousses sismiques.

Je reviens vers la ville à pied, d'abord en suivant la route, ensuite hors piste, attiré par une grosse bute qui domine les environs. Je me trouve sur un chantier de fouilles abandonnées. Le soleil cogne dur sur ces hauteurs desséchées. Je cherche de l'ombre dans les cavités taillées dans la terre d'argile claire déshydratée qui s'éboule facilement en rigoles de poudre brune. De grosses briques brisées et d'innombrables débris de poterie jonchent le sol ainsi que des ossements blanchis qui s'effritent quand je les presse entre deux doigts. Tout se rejoint dans la poussière. Je me demande à quoi correspondent les stratifications que je distingue dans les coupes verticales du terrain. Il n'y a pas un bruit. Le silence n'est troublé que par le vol d'une guêpe et la note isolée d'un oiseau invisible. Le ciel est immensément bleu. Tout est étrangement figé. Il y a juste, parfois, la caresse d'un souffle léger. Je sais que du promontoire vers lequel je me dirige, j'aurai la vue dégagée sur Samarcande. Mais avec ce soleil brûlant, c'est à coup sûr l'insolation. J'ai faim, j'ai soif. Mina, apporte-moi un plein samovar de thé et des melons au miel, s'il te plait ! Après quelques minutes de repos, allongé dans la poussière du sol, je me sens mieux. 


Ouzbékistan, Samarcande, © Louis Gigout, 1999
Samarcande vue du site de l'ancienne Afrossiab.


L'immense espace désert qui s'étend derrière Chah-e-Zindeh, dépourvu du moindre brin d'herbe, formé de collines poussiéreuses, parfois de tombes étagées, simples voûtes de brique, petits tunnels qui se désagrègent, est nommé Afrossiab.
Ella Maillard, Ibid.



Ainsi donc, je suis sur le lieu de l'ancienne Afrossiab, l'ancienne cité qui porte le nom du neuvième et plus célèbre roi de la dynastie perse Pechdadian ! Ces tas de poussière et ces éclats de vaisselles : voici l'œuvre de Gengis Khan.

Quelques minutes plus tard, après avoir traversé un minuscule verger de pommiers chargés de pommes aigres douces peut-être un peu vertes où paissaient quelques chèvres, je me retrouve dans un cimetière. Sans doute le cimetière dont parle dans son texte Ella Maillart. Pierres tombales de vieux marbre, tombes abandonnées où ne subsiste qu'un tumulus envahi par les herbes sauvages. D'autres stèles sont faites de tôles soudées représentant la croix orthodoxe ou l'étoile rouge ou encore le croissant de l'islam. En face, de l'autre côté de la route, un autre cimetière de facture plus récente dont la forêt de stèles est dans un grand désordre. Elles portent le portrait du défunt en tenue solennelle, accompagnée d'une légende en russe et parfois de titres militaires ou civils. 


Ouzbékistan, Samarcande, © Louis Gigout, 1999
Entrée de Samarcande par la route de Tachkent. Premier plan à gauche, le vieux cimetière musulman et l'iwan de la nécropole Chah-e-Zindeh. À droite la mosquée Khuja Khidr. Au centre, la mosquée Bibi-Khanym.

Je continue par le bazar près de Bibi-Khanym et le Registan. Avant d'arriver au bazar, je remarque une construction assez curieuse dont le portique asymétrique est séparé du corps principal. La construction est surélevée et presque d'aplomb à la chaussée et le fronton est orné de frises étranges. Il s'agit de la mosquée Khazret Khyr (1850). Arrivé au Registan, je retrouve le cycliste allemand débarqué ce matin à l'hôtel Zeravchan. Jürgen est en extase devant l'ensemble des médersas. À l'intérieur de l'une d'elles a lieu une répétition de danses populaires ouzbèkes.

Je passe la soirée en compagnie de l'Allemand au café terrasse Oasis situé derrière l'hôtel. Ses exploits cyclistes à travers l'Asie me laissent admiratif. En voilà un qui n'a peur de rien. Prof de langue dans une boite privée, il se tire quand ça lui dit. Le vélo passe partout. C'est le meilleur moyen pour voyager, prétend-il. Un cycliste semble tellement vulnérable que personne n'ose y toucher. Il peut s'arrêter quand il le souhaite, où il souhaite, et planter sa tente où bon lui semble à condition d'être patient et diplomate et de faire preuve d'une grande détermination. Bref, nous observons en souriant la petite serveuse russe qui va et vient en courant entre les tables. Elle est surprise par nos desiderata pourtant basiques : salade de tomates et concombres, chachlyks, bière, soda, thé. Il faut appeler à la rescousse une autre serveuse et réitérer des explications embrouillées. Malgré tous nos efforts, la livraison n'est pas conforme.
Beer, pajalsta. Piva. Draft beer. Tchiak tchiak piva. No bottle. Nieto boutilka. Verstehen sie ?
La serveuse galope jusqu'au bar et revient.
Piva niét .
Alors soda. Two Fanta.
Adine Fanta ?
Dva.
La serveuse galope jusqu'au bar et revient en nous présentant fièrement deux bouteilles comme s'il s'agissait d'un Mouton-Rothschild millésimé.
Fresh ? Cold ?
Jürgen prend la température des bouteilles.
You don't have something fresh ?
Je regarde dans mon petit livre de conversation.
Ralodni. Ralodni Fanta.
Niét. Coca-Cola ralodni.
Nous nous regardons. Quelque chose d'autre ? Du café ? Du thé ?
Dva coffees ?
La serveuse galope jusqu'au bar et revient.
Kôfie niét. Chaï.
Ok. Chaï.
Adine ?
No ! Dva. Dva chaï.
Le serveuse... et revient désolée.
Chaï niét.
Bon alors tant pis. Rien du tout puisqu'il n'y a rien. Nitchego.

Cinq minutes plus tard nous voyons revenir la serveuse ravie avec deux bouteilles de Sprite glacées.

Dimanche. Je m'étais dit que ce jour serait jour de repos pour mes pieds. Je ne bougerais pas d'ici. Je devais donc me trouver un coin peinard pour lire mon livre d'Ella Maillart. Mais je me retrouve une fois de plus au Registan où je rencontre quatre jeunes cyclistes. Le vélo est décidément très tendance en Asie centrale. Ceux là commencent un vaste périple qui les conduira à Irkoutsk après avoir relier Islamabad et Kachgar par la Karakoram Highway, incroyable route construite par les Pakistanais et les Chinois dont plusieurs centaines d'entre eux laissèrent leur vie dans les glissements de terrain, les chutes de rochers et les explosions. La route suit la grande chaîne du Karakoram qui marque la frontière sino-pakistanaise au nord de l'Indus supérieur et à l'est du Pamir. Elle compte cinq sommets de plus de 8000 mètres, dont le K2, deuxième sommet du monde avec ses 8611 m., et les plus longs glaciers dont certains peuvent se déplacer de 600 m. en une journée. Je discute avec les quatre aventuriers. Ils sont sponsorisés par Hutchinson et le Figaro-Madame et ont ouvert un site sur le web. Le Figaro-Madame ? Et pourquoi pas la Veillée des Chaumières ? J'espère qu'ils n'ont pas oublié d'emmener leurs téléphones satellites. Je suis quand même sceptique quand ils me disent que, pour plus de sûreté, ils se feront guider par un taxi pour sortir de Samarcande afin de ne pas prendre une mauvaise direction. Je leur parle de Jürgen et les invite à le rencontrer tant qu'il est encore là.

Alors que je m'éloigne, je tombe sur les deux jeunes femmes qui tiennent échoppe dans l'une des cellules de la médersa Tilla-Qari. « Louisss ! » m'interpellent-elles, se souvenant de mon prénom. Regards complices mais échanges limités. Il m'est avis que ces élégantes n'ont pas froid aux yeux. Je fais quelques pas à leurs côtés en murmurant un mot tiré de mon petit livre : « Priatni » (charmante). Elles me répondent qu'elles me trouvent charmant moi aussi. Très bien. Un flic passe en mâchouillant son tabac. Charmant, lui aussi. Elles me proposent de les suivre dans leur échoppe. Rien d'autre à faire ? Non, justement, j'ai un peu de temps. Nous échangeons des propos en petit nègre, mots approximatifs, silences dépités, quelques dessins maladroits sur un carnet. À quoi bon après tout les discours alambiqués, faconde et autres blablas. Elles s'appellent Munira et Yasmina (prénoms changés), ont 23 et 27 ans et respectivement 1 et 2 enfants. Elles m'offrent une pâtisserie orientale en forme de petit croissant saupoudré de sucre et fourré de pâte d'amande et du soda. Je ne suis plus pour elles un touriste ordinaire et elles ne cherchent même plus à me vendre quelque chose. Dans leur boutique de la médersa, elles doivent s'enquiquiner grave et je leur suis un divertissement comme un autre. Yasmina est très belle. Cheveux longs d'un noir brillant ramené en chignon haut, yeux noirs pétillants aux paupières à demi closes, sourcils malicieux, pommettes saillantes, souriante, les lèvres fines et colorées, le visage joliment galbé. Le cou est parfait. Lignes pures, attaches nerveuses et délicates. Creux qui captent la lumière. Ombres douces. Magie de l'orographie du corps des femmes. Elle est vêtue d'une chemise à dentelle blanche qui offre à son buste un piédestal corinthien. Des boucles aux oreilles. Toutes deux sont cousines, irano-ouzbèkes, avec un zeste de russe pour Munira. Le visage de cette dernière porte déjà la marque d'une légère lassitude. Je les quitte non sans leur avoir promis de revenir les voir demain en fin d'après-midi. Reparlerons-nous de cette histoire de massage ?

Je m'en retourne du côté de Bibi-Khanym et du bazar où je déjeune d'un bol de plov dans la chaïkhana du marché. Je reste longtemps à me laisser gagner par l'atmosphère et l'activité paisible du lieu. Installés sur un tapchane, des vieux boivent lentement leur thé en échangeant parfois une phrase. L'un d'eux sourit en roulant des yeux de mendiant. Deux jeunes hommes sont occupés à hacher la garniture pour le plov du soir. J'admire leur habileté à disposer sur une épaisse planche coincée entre leurs genoux les gros oignons et les carottes, à aiguiser un long couteau sur le cul d'un bol et à hacher menu avec de petits gestes précis les légumes et les condiments, ne relâchant l'effort qu'une fois la tâche terminée. Ils redisposent alors les quartiers pour les émincer plus finement encore. Ils ont fort à faire à en juger par la montagne d'oignons qui les attend. Une femme, à une autre table, épluche une belle quantité de pommes de terre. Les vieux les regardent tranquillement, laissant échapper une nouvelle parole, un nouveau rire, s’humectant les lèvres d'un peu de thé vert. Un fou qui passe, avec une démarche d'albatros, des yeux fuyants, écume aux lèvres, ne trouble en aucune façon leurs immobiles gesticulations. Et puis il y a les innombrables vendeuses de pain ronds. Il faut dire que le pain de Samarcande est célèbre partout dans le monde pour son goût exceptionnel et sa propriété de pouvoir se conserver pendant longtemps sans se rassir. Le vrai pain de Samarcande doit être bon à manger pendant trois ans. Une légende dit que l'émir de Boukhara, malheureux de n'avoir pas un si bon pain dans sa ville, fit venir un boulanger de Samarcande à sa cour. Le boulanger eut beau travailler, il ne réussit pas à cuire des pains aussi délicieux que ceux qu'il préparait à Samarcande. Probablement, il faudrait de la farine de Samarcande. On lui amena de la farine de Samarcande. Probablement, il faudrait de l'eau de Samarcande. On lui amena de l'eau de Samarcande. Probablement, il faudrait un tandyr (four à pain, de l'hindi "tandoor") fait avec la terre de Samarcande. On lui confectionna un four avec de la terre de Samarcande. Rien n'y fit. Le pain produit n'était toujours pas l'égal de celui fait à Samarcande. Peut-être s'agit-il de l'air de Samarcande, suggéra le boulanger aux courtisans. Mais comme on ne pouvait pas transporter l'air, on laissa partir le boulanger. Il était bel et bien impossible de produire ailleurs qu'à Samarcande un pain aussi bon. Et encore aujourd'hui, le meilleur cadeau que vous pouvez faire à quelqu'un qui a goûté une fois dans sa vie au pain de Samarcande, c'est de lui en offrir un.



Ouzbékistan, Samarcande, Marché Siyab, pain de Samarcande, © Louis Gigout, 1999
Marché Siyab. Les fameux pains de Samarcande.

Ouzbékistan, Samarcande, Marché Siyab, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, Marché Siyab, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, Marché Siyab, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, Marché Siyab, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, Marché Siyab, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, Marché Siyab, © Louis Gigout, 1999
L'inévitable kiosque à газли сув ("gazli suv", eau gazeuse) au sirop.


Lundi, 26 juillet. Fièvre. J'ai l'impression que mon sang bouillonne dans mes veines et que mon corps refuse de se refroidir. Mal de ventre et ballonnements. Ça m'a pris en milieu de journée, après une nouvelle visite au Registan. La journée avait mal commencé. Je m'étais mis en tête de prendre mon petit-déjeuner à une terrasse plutôt que dans la cave aveugle de l'hôtel. Il faisait beau, autant être dehors. Impossible de trouver un lieu approprié. Après avoir traîné sans enthousiasme rue Ulugh Beg et autour du centre commercial, je me suis résolu à acheter des pâtisseries que j'ai accompagnées faute de mieux d'un soda. De mauvaise humeur, j'ai renoncé à mon rendez-vous avec Mina, n'ai pas daigné rendre visite aux deux cousines Munira et Yasmina et me suis mis en route pour la nécropole Chah-e-Zindeh en me fiant à mon sens de l'orientation. Je m'étais fait une idée de l'endroit où l'ensemble de mausolées devait se trouver. Je me suis donc perdu. Ce qui m'a obligé à marcher pendant plus de deux heures dans des ruelles poussiéreuses sous un soleil de plomb. J'ai pu finalement regagner mon hôtel, épuisé et brûlant. J'ai acheté une grande bouteille d'eau et un paquet de gâteaux secs et je me suis couché. Moi qui voulais partir ce soir à la découverte de la vie nocturne de Samarcande, c'est raté ! Pourquoi cette fièvre ? L'eau bue chez Mina ? Une insolation lors de mon retour de l'observatoire ? Le repas d'hier soir à l'Oasis et les verres de mauvaise bière éclusés en compagnie de Jürgen ? Nous étions restés là-bas jusque minuit passé. Dans la perspective de son départ pour Boukhara, le coquet Jürgen était allé se faire couper les cheveux par le barbier de l'hôtel. Un des quatre cyclistes français nous avait rejoints accompagné d'un Tatar. J'avais longuement discuté avec lui alors que Jürgen et le Français parlaient visas et rustines. J'avais notamment expliqué au Tatar la recette du steak tartare, ce qui l'avait beaucoup amusé. 
Pour vous, les Français, nous sommes des barbares, c'est ça ? On se demande vraiment où sont les barbares quand on voit ce que les Occidentaux ont fait en Serbie. Nous Tatars soutenons les Serbes car nous sommes cousins de religion et de culture.
Si tu t'aperçois que ton cousin est un criminel, tu le laisses continuer ses crimes ? Les Ouzbeks et les Tadjiks, pour qui sont-ils ?
Pour les Albanais, bien sûr.
C'est quand même ahurissant de voir comment islam et chrétienté ont pu s'ériger en systèmes d'exclusion mutuelle et aboutir à des malentendus et des embrasements qui durent encore aujourd'hui.
Truman lui aussi était un criminel de guerre quand il a ordonné la destruction d'Hiroshima et de Nagasaki.
Et sans doute bien d'autres. Il y a maintenant un Tribunal pour juger les crimes contre l'humanité. Je suis d'accord avec toi pour dire que ce n'est pas aux États-Unis de décider de ce qui est bien ou mal dans le monde en prenant en otage les autres pays de l'OTAN. Ce n'est pas non plus aux Russes ni aux Français ni à n'importe qui d'autre. Dis-moi, ajoutai-je en passant du coq à l'âne, qu'est-ce que tu penses de la récolte du coton ?
Ça va. Ce n'est pas si difficile. On doit écrire sur un bordereau la quantité journalière et les vérifications ne sont pas très sérieuses. 
– Et les filles ?
Pas touche.

J'ai oublié son nom. Il m'avait dit vouloir revenir me voir avec des amis francophones et je lui avais dit de passer à l'hôtel où à l'Oasis ce soir. Mais voilà.

Mardi. Difficile de sortir du lit ce matin. Je n'ai pas l'impression d'avoir beaucoup dormi. Je me souviens m'être rendu dans la salle de bain pour m'enfoncer les doigts dans la gorge afin de me faire vomir. Sans résultat. Je me mets finalement en route pour le Registan. Comme les autres jours à cette heure, c'est répétition. Ils sont bien deux cents, emmenés avec énergie par le metteur en scène qui s'époumone dans son porte-voix à longueur de journée. Je ne vois Mina nulle part. Son amie Gulya me dit qu'elle n'est pas venue ce matin, contrairement à hier et qu'elle m'a attendu longtemps. Bon, dis-je à Gulya, fais-lui savoir que je serai là de nouveau demain matin à 9 heures. Je partirai à Boukhara jeudi. Quelques minutes plus tard, je suis dans la nécropole. Il a plu ce matin et un vent léger rend l'atmosphère agréable et parfumé. Il y a peu de visiteurs, exclusivement des gens d'ici, musulmans. Deux jeunes filles s'amusent à descendre "l'escalier du Paradis". Elles comptent les marches en silence, remuant à peine les lèvres. Mais l'histoire dit que c'est en montant qu'il convient de compter. Si l'on se trompe, il faut redescendre et recommencer autant de fois qu'il y a de marches. Sinon, bernique le Paradis. Vêtues de longues robes en soie rouge, des femmes passent d'un pas légèrement traînant. Parfois, elles se tournent vers un mur, touchent une brique poussiéreuse du bout des doigts, les portant ensuite à leur poitrine et répétant ce geste de dévotion plusieurs fois de suite.


Ouzbékistan, Samarcande, nécropole Chah-e-Zindeh, © Louis Gigout, 1999
Dans la nécropole Chah-e-Zindeh ("le roi vivant", fin XIVe - début XVe siècle) construite sur le site du tombeau de Koussam Ibn Abbas, cousin du prophète.

Ouzbékistan, Samarcande, nécropole Chah-e-Zindeh, fragments de mosaïque, © Louis Gigout, 1999
Fragments de mosaïque sur un mur de la nécropole.


Chah-e-Zindeh, le Roi vivant et sa rue des tombeaux.

Ella Maillard, Ibid.

Je passe par le parc d'attraction qui se trouve derrière mon hôtel, le long de la rue Mustaquillik. Un flic se tient près d'une des portes, gonflé d'importance, rouge, torse bombé. Je sens qu'il va me faire chier. Je passe devant lui. Gagné, il m'appelle. Me demande mon passeport (« Pasparte ! ») qu'il examine longuement. Je suis sûr qu'il n'y comprend rien. Les hommes de son âge, flic ou pas, ne pratiquent pas les langes occidentales et ne savent pas lire l'écriture latine. Les passants et commerçants autour de nous regardent la scène avec un air amusé. Ils ne pas sont dupes et les clins d'œil complices qu'ils me lancent montrent qu'ils ne prennent pas au sérieux le gros flic. Celui-ci, prenant une expression de mansuétude autoritaire, me rend mon passeport et me fait signe que je peux disposer. Je le remercie avec emphase, lui prend la main, la secoue sans retenue et m'en vais faire un tour de manège. Des manèges qui doivent dater des années cinquante. Ils paraissent fragiles et dérisoires, tiges de métal sommairement assemblées, peintures aux couleurs défraîchies, et ressemblent à des jouets bons marchés que l'on trouve encore parfois chez les collectionneurs. Mais, comme tout ce qui est simple, ça tient bien le coup et ça ne coûte pas cher. Les mécaniques grinçantes se mettent en mouvement et les loupiotes multicolores s'allument quand bien même n'y aurait-il qu'un seul tout petit passager dans la nacelle.


Ouzbékistan, Samarcande, parc d'attraction rue Mustaqillik, © Louis Gigout, 1999
Manège dans le parc d'attraction le long de la rue Mustaqillik.

Ouzbékistan, Samarcande, parc d'attraction rue Mustaqillik, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, parc d'attraction rue Mustaqillik, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Samarcande, газли сув, © Louis Gigout, 1999
Le vendeur d'eau gazeuse au sirop et son ami.


Je rentre à l'hôtel pour essayer de faire une petite sieste. À cette heure, avec cette chaleur, c'est la meilleure occupation qui soit. En passant à la hauteur d'un kiosque à soda, un type se précipite soudain vers moi et me demande si je suis français. La cinquantaine, en training et chaussures de caïd, corpulent, pattes d'oie au coin des yeux qui remontent bizarrement à la verticale vers la tempe. Son haleine empeste. Il me dit qu'il apprend le français depuis vingt ans pour le seul plaisir. Depuis vingt ans, vraiment ? Sauf votre respect, ça ne transpire pas. C'est curieux cet intérêt que nombre de gens portent ici à la France. Beaucoup considère le français comme une belle langue. Influence soviétique véhiculant l'idée de valeurs révolutionnaires ? Un de ses compagnons glandeurs vient nous rejoindre. Incisives plaquées or. Je me demande à quelle occupation ils se livrent.
Ma voiture est là, me dit le francophile en me montrant une Lada.
Son ami tourne autour de nous en chancelant.
Mon ami aime bien l'"odevi", me dit-il.
J'ai du mal à saisir.
Odevi. Mon ami, il boit beaucoup.
Il s'énerve de me voir mal le comprendre. Sans doute s'agit-il pour lui de prouver à l'entourage (il y a une dizaine de personnes oisives rassemblées autour de nous) que lui, le caïd, connaît la langue de Voltaire. Et ce n'est pas ce touriste fransouski de passage qui va prouver le contraire.
Eau de vie ! m’exclamé-je. Vodka !
Da. Vodka. Odevi. Quel mot merveilleux, n'est-ce-pas ? Odevi.
Il regarde la petite assemblée d'un air satisfait puis se rapproche de moi et me prend par le revers.
O-de-vi, susurre-t-il.
Oui bon, ça va, j'ai compris.
On peut faire des tours dans les rues avec ma voiture, si tu veux.
Même si vous êtes cuit ?
Cuit ? Je ne comprends pas.
Odevi. Trop bu de vodka. Ivre. Les policiers vont retirer votre permis.
Ça le fait rire.
Me prendre mon permis ! Si un policier m'arrête, je lui donne un peu d'argent et il me laisse passer. Est-ce que tu as un permis ?
Un permis français, oui.
Si tu veux, je peux te vendre un permis ouzbek. Cela ne coûte pas très cher.

De retour au Registan, lieu fortement magnétique. Il est 19 heures et les répétitions durent encore. Toujours les mêmes scènes et toujours le même Iranien hirsute. Une fille, habillée à l'occidentale, jeans moulants, body moulant, fine, chaussures à talon, boucles blondes frisottées, visage acéré, se la joue metteur en scène-bis. L'Iranien ne regarde même plus le spectacle. Il semble épuisé. Il téléphone sur son portable, s'éponge le front, échange un mot avec son assistante. Il est assez étrange de voir cette gamine, genre Barbie, perdue sur le plateau gigantesque entre les trois joyaux de Samarcande, monuments grandioses et magnifiques s'il en est et donner des ordres à des dizaines de figurants à l'aide de son grand entonnoir. En fait je suis assez admiratif.

En remontant la rue de l'Université, je rencontre – il est difficile ici de ne rencontrer personne – deux jeunes étudiants, 18 et 19 ans – car il y a toujours quelqu'un pour demander d'où tu viens, où tu vas, depuis combien de temps tu es ici et comment est-ce que Samarcande est belle – dont l'un me propose de venir dans sa maison. J'accepte et me retrouve bientôt chez Shurat. À côté de l'entrée, assis par terre, se tient en sentinelle le grand-père, 90 ans, teint cuivré et barbiche pointue grise. Ils sont tadjiks. Père et mère se ressemblent comme frère et sœur. La mère, comme beaucoup de femmes, a les canines en or. Le père, petit bonhomme ordinaire, est en training comme l'autre caïd de cet après-midi. Son attitude réservée, d'une autorité calme, s'allie assez bien avec le sens de l'hospitalité dont les gens d'ici sont familiers et me le rend sympathique. Passé l'entrée, on arrive dans une cour au sol en terre battue. Après m'être déchaussé, j'accède au séjour surélevé de deux marches. La pièce est rectangulaire, le sol est recouvert de tapis, peu de mobilier, une table, des chaises, une banquette, télévision et équipement hifi. Je suis invité à rendre place avec le père, Shurat et deux de ses amis. La mère reste à la cuisine. Il y a une sœur non mariée qui ne se montrera pas. Thé, salade de tomates et de concombres, graines de pistaches grillées et salées, tranches de melons et un plat constitué de nouilles, de blé germé et de pommes de terre rôties. Le père sort une bouteille de vodka dont l'étiquette porte le nom "Aroq" (de l'arabe "arak", alcool de raisin). C'est ça l'odeur que je sens parfois, un peu âcre et écœurante, une odeur de moût qui me rappelle les chocolateries de Mexico. Il y a une fabrique de vodka pas loin, me dit Shurat. La discussion porte sur les modes comparés de vie en France et en Ouzbékistan. Ils ont l'air content de me recevoir chez eux alors que je m'ennuie un peu. Vers 22 heures, Shurat me raccompagne sur la route de mon hôtel et me donne son adresse pour que je lui écrive.

Mercredi. J'ai fait mon sac pour quitter Samarcande mais je veux me rendre à nouveau au Registan pour revoir Mina. Je me sens très en forme. J'arrive là-bas peu après 9 heures. Les équipes sont déjà en place pour la répétition. Alors que j'hésite sur la direction à prendre, cherchant dans la foule clairsemée la robe rouge de Mina, j'aperçois deux jeunes filles qui se dirigent vers moi. L'une d'elles est vêtue d'un jean moulant, polo blanc à dentelles, grosses lunettes de soleil, énormes baskets à semelles compensées. 

Tu ne me reconnais pas, Louis ? me dit-elle en riant.
Nous restons un long moment à l'intérieur de Tilla-Qari alors cependant que s'animent les figurants. L'amie de Mina, ouzbèke, est vêtue d'un ensemble zébré très coloré. Une sorte de chasuble légère sur un pantalon bouffant taillé dans le même tissu soyeux.
Ce tissu s'appelle "atlas", me dit Mina. C'est le vêtement des femmes ouzbèkes. Les femmes tadjikes portent plutôt la robe de soie rouge qui s'appelle "pombahr".
Cela t'allait bien, Mina. Je te préférais comme ça plutôt qu'en jeans.
Mais je me dis qu'elle a acheté cet accoutrement avec l'argent que je lui ai donné et que c'est sans doute un grand plaisir pour elle d'être habillée conformément à l'image qu'elle se fait d'une jeune fille moderne. Je luis dis que je suis venu lui dire au revoir.
Bon, dit-elle. Allons.
L'ambiance du Registan l'ennuie. Nous croisons des jeunes gens dont certains visages commencent à m'être familiers. Je ne les reconnais pas mais eux ne me loupent pas.
Hey, Louis, my friend ! How are you ? 



Les chaussures neuves de Mina lui font une démarche gauche. Nous allons prendre une glace à une terrasse près de l'hôtel Samarcand avant de nous rendre dans celui-ci où je veux poster quelques cartes postales et où Mina souhaite voir quelqu'un susceptible de lui procurer quelques travaux de traductions. Nous traînons un peu. Je ne suis pas pressé de partir. J'ai envie de faire un cadeau à Mina. Quand nous parlions de musique, elle m'avait dit ne pas pouvoir en écouter chez elle. Je l'entraîne au centre commercial. Tout ici, vêtements, électroménager, électronique, bijouterie est de fabrication chinoise et l'usurpation de marque est naturelle. On trouve des chaussures de sport griffées Addidas, des sacs Gucci, des tee-shirts Chanel et des marques de lessive imitant nom, logo, graphisme des marques occidentales. Ainsi ce tube de dentifrice Close Gate. J'achète un lecteur de cassettes et laisse Mina choisir deux cassettes piratées. Le vendeur me montre la photocopie des étiquettes qu'il glisse à l'intérieur des boîtiers.

Nous nous dirigeons vers mon hôtel. Mina marche en tordant ses pieds vers l'intérieur. Elle fait la grimace. Viens avec moi à Boukhara, lui proposé-je pour la taquiner. Il est hors de question qu'elle se montre trop souvent en compagnie d'un étranger plus âgé. Nous passons par une épicerie tenue par son oncle pour que je puisse y changer 100 dollars. Hôtel Zeravchan, je récupère mon bagage. Sur le banc devant l'hôtel nous discutons encore, pas pressés de nous dire adieu. À tout hasard, je lui donne mon dresse à Paris avant de sauter dans un taxi. 





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